lundi 28 septembre 2015

Accro Anonyme

Bonjour, je m’appelle RAN. Oui, c’est un pseudo. On est à une réunion d’anonymes, j’ai pris un pseudo.
Euh… Alors voilà, ça fait déjà deux mois, presque, et… et toujours en manque. Depuis que je connais cette drogue, en être sevré, quelle saloperie de supplice au quotidien ! Faut dire, c’est pas n’importe quelle drogue. C’est un genre qui inonde le marché depuis des années, une sacrée industrie, discrète, bien organisée. Le truc avec cette drogue, c’est qu’il en existe quasiment autant de variantes que de consommateurs. Bon, je vous explique. Quand un dealer rencontre un nouveau, il établit son portrait psycho-physiologique pour déterminer quelle variante de cette drogue va lui convenir. Vous vous rendez compte ! Elle est personnalisée, alors imaginez la force de la dépendance…
La première fois que j’y ai goûté, je me suis dit : « C’est juste pour essayer et après j’arrête. » Ça a duré plusieurs mois, presqu’un an. Et tout d’un coup, du jour au lendemain, ma dealeuse a refusé de me livrer ma dose. Elle n’a plus envie, elle a décidé d’arrêter ce business, c’est tout. Depuis, j’avance dans la vie en traînant des pieds, les bras ballants, le dos voûté. Ouais ne le prenez pas au pied de la lettre, hein ! C’est pour vous donner une image de l’état de mon esprit embourbé, chaque jour, depuis le matin quand je me réveille en sursaut, jusqu’au soir quand je m’effondre épuisé. Bon ok, j’exagère, je n’ai pas tout le temps cette désagréable sensation ; disons plutôt que parfois il m’arrive d’avoir l’impression de porter une chimère sur mon dos, le poids de ce qui me manque sans elle.
Oh j’ai bien essayé deux ou trois drogues de remplacement, des normales, des classiques. Bof. Le goût n’est pas le même, aucune sensation mémorable, j’arrive très vite à m’en passer. Et puis j’ai eu une idée. En passant par un autre dealer de la même filière, je me suis procuré ce que je croyais être la même drogue. Sauf que, bizarrement, les effets ressentis furent différents, moins enivrants. Un vrai mystère ! Ce type n’avait pas réussi à reproduire la drogue exacte que ma dealeuse savait si bien m’obtenir.
Oui, aucune drogue ne vaut celle de ma dealeuse ; son arôme, sa texture, ses couleurs, sa douceur, sa chaleur, je suis accro. Oui je l’avoue sans honte, je suis accro à ce cocktail unique, cette substance magique ! Elle me rend plus éveillé, plus heureux, plus vivant ! Je veux dire, tout ça, je l’ai déjà, mais avec elle, c’est plus fort. Elle est vraiment faite pour moi. Et comme elle personnalisée, elle ne produirait pas, c’est sûr, d’effets aussi bons chez un autre. Je suis fait pour elle.
Attention, j’arrive quand même à avoir une vie malgré son absence. Je m’occupe, je fais des sorties culturelles, je passe du temps avec mes potes… Même au travail j’assure. Mais une partie de moi se sent tellement mal. Chaque fois que mon esprit n’est pas distrait par une activité, je retrouve les vertiges, la bouche pâteuse, le nœud à l’estomac, les yeux piquants, le cœur au ralenti. Un malaise qui ne me quitte jamais vraiment.
Hier, j’ai craqué, je suis allé voir ma dealeuse, chez elle, pour qu’elle me file une dose, une petite dose, tout en sachant que je n’aurais pas la force de me contenter d’un simple échantillon. Elle m’a envoyé un sourire désolé avant de refermer la porte. J’étais son préféré. C’est elle qui me l’a dit. Alors me retrouver devant cette porte fermée… Avant, ça m’aurait énervé. Là, je suis juste retourné chez moi comme un zombie. J’étais peut-être un peu énervé quand même. Pas après elle. Je ressentais… Je ressens un peu de colère contre cette situation. Une alchimie aussi évidente. Pourquoi arrêter ? C’est carrément invraisemblable. Autant que cette tristesse sans larmes qui m’envahit parfois.
Enfin bref, je continue ma vie quand même et, ouais, ça peut aller, la plupart du temps.
Quoi ? Ah le masque. Vous vous demandez pourquoi je porte un masque. Parce qu’il sourit.
Que je le retire ? Non, pas envie.
Oh ! Vous croyez que je me cache derrière parce que je me sens mieux en me voilant la face. Peut-être. Je ne sais pas. Je n’y ai jamais vraiment réfléchi. De toute façon, maintenant il fait partie de moi ; comme une alliance fait partie d’une personne mariée.
Je l’ai eu le lendemain du jour où ma dealeuse m’a sevré. Je venais de me lever quand je me suis aperçu que je n’arrivais plus à sourire. Je veux dire, un vrai sourire, celui qui se lit dans les yeux. Et là, mon reflet dans le miroir m’a fait peur. « Ho ! T’as une sale gueule. Faut te ressaisir mon gars ! » À force de le scruter, de lui lister toutes les bonnes raisons de sourire (t’as la chance d’être en vie, t’as une famille qui compte sur toi, quelques amis sincères, un métier passionnant) j’ai réussi à le convaincre. Mon visage s’est remis à sourire. Sauf mes yeux. Alors j’ai mis ce masque. Il a le net avantage de détourner l’attention ; ainsi les gens ne regardent pas mes yeux. Croyez-moi, c’est plus efficace que des lunettes de soleil. Je ne laisse pas n’importe qui ausculter mon âme.
Hé ! Ne vous inquiétez pas pour moi. Je le vis bien, je suis serein. Oui ok, à un détail près. Vous savez, à moins que vous trouviez une drogue qui produit les mêmes effets, ce dont je doute fortement (je vous rappelle que j’ai déjà essayé), je resterai comme ça encore longtemps, un homme presque heureux. Non, plutôt un homme heureux et frustré parce qu’il a connu un état supérieur dont il a été privé. Cet état supérieur que seule pouvait me procurer ma chère drogue… Ma chère drogue unique personnalisée… Oh ! Ce manque…
Ah et puis merde ! Il me la faut, tout de suite, je n’en peux plus, lâchez-moi, j’ai besoin d’elle, lâchez-moi je vous dis, je veux ma dose, je veux tout, tout de suite, appelez ma dealeuse, donnez-moi ma drogue, ma drogue, ma dealeuse, ma dose, j’ai besoin, je la veux, me la faut, je l’aime ! Aïe !
Vous m’avez frappé à la tête ! Ça fait mal. Merci. Ça va mieux. Pour l’instant, un instant de répit qui va durer j’ignore combien de temps. Je suis désolé. Non en fait je ne suis pas désolé. Si vous connaissiez une drogue comme la mienne, si vous pouviez en tester une qui serait la vôtre, vous comprendriez. D’ailleurs je connais des gens qui pourront vous donner la drogue qu’il vous faut, faite pour vous personnellement. Ça vous intéresse ?

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