vendredi 31 août 2012

Chapitre 1 - Première rencontre

Contrairement à ce que j'avais prévu, il y a un projet plus fort que les vampires de cinéma. Il s'agit du vampire de l'écriture, qui a réussi à me ramener vers lui. Il m'a demandé de terminer un recueil de nouvelles. Voici donc le premier chapitre de la première nouvelle, intitulée D'un Seul Regard.

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Leslie avait l'impression que son cœur s'était figé sous le choc. Ses yeux et sa bouche s'asséchaient, son sang ne circulait plus qu'au ralenti, ses pensées s'embrouillaient et elle ne savait plus ce qu'elle voulait, ni ce qu'elle faisait ici.
Cette scène terrible se déroulait dans une petite pièce d’un pénitencier. Mais qu’arrivait-il à la prénommée Leslie ?
L’homme en face d’elle s’était incrusté dans ses yeux comme avec des griffes chauffées à blanc. Il semblait prendre un plaisir sadique à s'installer dans ses pensées. Pas une fois, l'homme ne cligna des yeux, mais Leslie aurait voulu, elle, pouvoir le faire à nouveau : bientôt ils seraient vraiment asséchés.
Des flashs de son passé se succédaient à une vitesse qu'elle ne contrôlait pas. Soudain, elle plongea dans un souvenir, mais elle n'aurait su dire si elle l'avait fait consciemment.
Une semaine plus tôt, elle avait joyeusement fêté ses deux ans d'ancienneté en tant que psychologue. Elle s’était réjoui de pénétrer enfin bientôt sur le terrain, là où se trouvent des cas pathologiques réels et non plus théoriques. Un dossier ambitieux l’enthousiasmait particulièrement : recueillir et analyser des informations sur les causes de différents crimes, auprès des auteurs eux-mêmes, afin d’en apprendre davantage sur la nature humaine quand elle se rebelle contre la morale sociale. Seulement, à cause de son petit nez et ses fossettes, qui lui donnaient l'air d'une petite fille, ses cheveux blonds clairs et ses yeux d'un bleu troublant, elle n'avait plus espéré se voir confier une telle mission ; surtout dans un endroit où les hommes vivent entre eux, malgré eux, sans même apercevoir une vraie femme pendant des mois, voire des années. Pourtant elle s’était déjà plusieurs fois montrée impressionnante de professionnalisme. Aussi, un matin de printemps, pendant que les autres jeunes femmes de sa génération qui se savaient belles exposaient à nouveau leurs atours, Leslie était arrivée dans le bureau du chef du département de psychologie vêtue d'un pantalon ample, d'une chemise fermée jusqu'au col et d'une veste aux larges épaulettes ; l'ensemble, beige et brun, lui donnant l'air d'une directrice de maison de correction, allure que ses yeux d’un bleu glacé, derrière de grosses lunettes, et son chignon de cheveux noirs imposaient davantage. Elle aurait rendu mal à l'aise n'importe quel enfant sage. L'homme n’avait pas osé lui demander de confirmer une impression qui lui était venue dès qu'elle était entrée : n'aurait-elle pas un peu grossi ? L'autorisation avait été immédiatement signée. Après avoir réussi à rassurer son entourage sur le fait qu'elle se montrerait prudente, parce que consciente des réalités cruelles d'un pénitencier, elle s'y était rendu le lendemain.
Les gardiens qui l'avaient escortée jusqu'à la pièce spécialement préparée pour ses entrevues avaient maladroitement dissimulé un certain malaise à côté d'elle. Des hommes qui pourtant avaient vécu des situations plus pénibles. Une femme qui ressemble vaguement à une ancienne maîtresse d'école ou à une maman stricte rappelle forcément l'enfant enfoui en chaque homme. Avec ce simple effet de mise en scène de sa personne, un habillement et une attitude sévères, elle avait atteint son but : être prise au sérieux.
On avait meublé la pièce d'une table entre deux chaises. Les murs nus et d'une couleur uniforme rendaient la pièce sinistre. Leslie n'y avait prêté aucune attention, concentrée sur ce qu'elle devait faire. Chaque entrevue avec un détenu prendrait la forme soit d'un questionnaire, soit d'un interrogatoire, selon que l'on se plaçait du point de vue de la psychologue ou du détenu. On pouvait rencontrer toutes les déviances, pathologies et déséquilibres mentaux possibles dans ce pénitencier, elle le savait, elle s'y était préparée, cela faisait même partie de sa profession.
Pour la première entrevue, cela avait été avec un bruit sourd que la lourde porte s'était refermée, ne laissant dans la pièce que Leslie et un détenu vêtu de gris. Deux gardiens surveillaient bien sûr, bien armés, l’un à l’intérieur de la pièce, l’autre à l’extérieur. Le détenu était un homme d'une quarantaine d'années, peut-être plus, peut-être moins, à la musculature imposante, un début de calvitie qui élargissait encore son large front, l'air détendu, très calme. Leslie aurait même pu trouver sympathique ce visage peu marqué (exceptées les pattes d'oie aux tempes) si elle n'avait pas vu son regard.
D'abord heureuse volontaire, elle avait vite regretté son enthousiasme. Quelle malchance d'être directement tombée sur ce type ! Elle s'attendait à rencontrer des meurtriers, des sadiques, des obsédés, voire des fous dangereux complexés, mais jamais elle n'aurait imaginé qu'un tel être puisse exister. Son esprit avait perdu l'équilibre dès qu'elle avait croisé ce regard, puis que celui-ci avait accroché le sien. Face aux yeux de ce prisonnier, à la fois flamboyants et glacials, dans lesquels transperçait un mélange de froide haine et de brûlante violence, Leslie était terrorisée. Pourtant l'homme conservait un calme étonnant.
En venant ici, elle n’espérait pas changer les choses, évidemment. Elle venait simplement apporter sa pierre à l'édifice tortueux des connaissances plus ou moins certaines sur la psychologie humaine, d'autant que le couloir où elle s'était engagée était le plus sombre. Son côté réaliste et logique contrebalançait sa tendance naïve à faire trop aisément confiance aux gens. Ainsi elle s'était toujours sortie de situations périlleuses dans lesquelles elle avait commencé par s'empêtrer. Comme la fois où son ex s'était presque agenouillé devant elle pour qu'elle lui pardonne son infidélité, qu'il prétendait passagère. Elle faillit céder, mais, sachant au fond d'elle qu'il recommencerait, préféra en finir.
Un nouveau flash violent vint interrompre cet autre souvenir. Son esprit lui échappait encore et ce regard qui ne cillait pas. Plus les secondes s'écroulaient, plus elle sentait s'échapper ses croyances en la nature humaine, en l'esprit évolué de l'humain. Cette perte de contrôle, si peu dans ses habitudes, l'énervait de plus en plus. Alors elle réagit comme à chaque fois qu'une situation lui échappait : elle rassembla ses sentiments centrés autour de cette frayeur croissante, qu'elle contra de sa colère de femme outragée d'être ainsi fouillée par un regard indécent.
La réalité présente refit surface. Elle regarda autour d’elle et fut soulagée de retrouver la petite pièce triste et froide du pénitencier. Malgré une irrépressible et paradoxale envie de replonger dans ce regard, la psychologue, autrement dit la femme mûre et professionnelle, se concentra pour interroger cet homme mystérieux.

Une demi-heure passa. Aux questions de Leslie, l'homme y répondait vaguement, parfois d'un air cynique, souvent laissant planer un long silence, pendant lequel il tentait en vain de capturer encore le regard de la jeune femme, avant de répondre avec un étrange sourire, comme s'il voulait lui signifier que ses pensées étaient beaucoup plus riches que ses paroles.
Seulement, il n'y avait que Leslie qui trouvait cet homme étrange, car les gardes, à qui elle fit part de son impression, se montrèrent surpris et même dubitatifs. Le détenu en question était justement le seul qui ne provoquait jamais de problème. Peut-être avaient-ils raison et l'aspect sinistre de cet endroit, par manque d'habitude, l'avait rendue un peu nerveuse. Pourtant, non, elle ne pouvait pas avoir imaginé ce regard et les conséquences que cela avait entraîné en elle. Une chose était certaine : ce regard cachait quelque chose, mais quoi ?
Il fallait penser aux autres détenus, qui attendaient, plus ou moins volontaires (c’est-à-dire que certains avaient accepté de participer à cette expérience, alors que d’autres avaient été fortement invités à accepter, motivés par une promesse ou une menace). Elle dut en voir de toutes sortes : le kleptomane pervers, l'assassin récidiviste, le braqueur de banque et le magouilleur d'affaires saignantes. Chacun avait sa façon de parader devant elle à jouer un rôle bien répété, devenu naturel, correspondant à l'image qu'ils avaient d'eux-mêmes ou qu’ils voulaient que les autres aient d’eux, voire les deux. Ils se montraient résignés sans vraiment l'être, parfois plaisantaient, mais aucun ne ressemblait au premier cas.
Quand elle eut terminé ses entretiens, elle y repensa. Elle voulut en savoir plus sur cet homme et décida d'emprunter son dossier pour l'étudier tranquillement chez elle.
En sortant du pénitencier, en début de soirée, le dossier en main, elle ne put s'empêcher de repenser à cette première entrevue, avec cependant moins de peur, plutôt en essayant de comprendre le paradoxe de cet être si calme et si enragé. Une certaine appréhension subsistait en elle.


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