jeudi 27 septembre 2007

Le Discours du Gardien

C'était l'effervescence dans le village. Une agitation exaltée, ou peut-être l'inverse. Des habitants croisaient d'autres habitants, toutes et tous affairés, portant des affaires ou des objets divers, concentrés sur ce qu'ils et elles avaient à faire. Dans un mois, ce serait la fête de Samhain, l'événement le plus populaire et le plus incontournable de la Contrée. Chacun y apportait ses compétences pour que la fête soit une réussite commune.
En fait, son importance était telle que même les créatures de la forêt participaient aux préparatifs. Cela courait, volait, sautillait en tous sens, dans un mélange de bruissements, soufflements, craquements, scintillements. Comment être plus précis alors que des centaines d'actions simultanées se déroulaient à une vitesse que l'œil humain ne peut percevoir ?
À l'entrée de l'une des cabanes du village, assez grande et bien aménagée d'ailleurs, apparut un homme en tenue de cérémonie, une longue robe beige. Il semblait pensif et il l'était en effet. Pourtant, il ne pensait pas à la fête de Samhain, pas encore. Il répétait son discours dans sa tête pour la énième fois. L'exaltation agitée qui régnait alentour ne le perturbait aucunement, il restait concentré sur son sujet, tête baissée, mains dans le dos, marchant apparemment au hasard, sauf que ses pieds connaissaient le but de cette petite balade et l'y menaient tout droit, en évitant les personnes qui passaient sur son trajet.
Le jour devenait peu à peu le soir. Les habitants humains et les créatures sylvaines se dirigeaient seuls ou par petits groupes, vers la grande clairière, à l'orée de la forêt. On discutait de ce qui allait se passer, on supposait ce qui allait se passer, car seul l'homme pensif connaissait certainement le contenu de ce qu'il allait leur dire.
D'ailleurs, le voilà justement qui s'avance, lentement, jusqu'à la pierre sacrée sur laquelle il monte. De ce socle, tout le monde pouvait ainsi le voir. On se tut soudain.
Sa voix résonna, forte et claire, dans l'air silencieux.
“À la demande générale de la rumeur populaire, j'ai décidé de vous réunir pour faire devant vous une mise au point qui s'est avérée plus que nécessaire. Tout d'abord, je vous remercie d'être venus si nombreux. Cela me touche, vraiment, cela prouve que je compte pour vous, moi qui ne suit que le Gardien. Vous m'avez choisi pour être votre héraut, mais ce n'est pas qu'un titre, car je ressens votre sympathie, que je mérite encore donc.”
On acquiesça en silence, on savait qu'il pouvait ressentir les vibrations que chaque être vivant envoie à son insu. Les vibrations que l'auditoire envoyait à cet instant vers lui, c'était bien ce sentiment qu'il avait décelé.
“Rassurez-vous, je vais être aussi bref que possible. Vous me connaissez, les discours, ce n'est pas trop mon point fort.
En tant que Gardien, mon rôle est de surveiller la Nature et les créatures qui y vivent. Mais, contrairement à certaines rumeurs qui sont parvenues jusqu'à mes oreilles, je ne suis pas jardinier, ni animalier, ni même alchimiste, encore moins guérisseur. D'autres personnes sont dotées de ces qualités, vous savez à qui je fais allusion. Je ne vous apprends rien, je ne connais presque rien aux plantes et aux animaux.
Vous m'avez nommé Gardien parce que ma spécialité, c'est la perception des ondes. Celles qui régissent les éléments, celles qui émanent de nous tous, les ondes liquides, sonores, lumineuses, électromagnétiques, émotionnelles... toutes ces vibrations qui donnent à la vie son énergie, je les ressens et sais comment gérer ce que je reçois pour les comprendre.
Et parce que je connais quelques langues de la contrée, je suis le lien entre les humains et les autres créatures, elfes, dragons, nymphes, bref je suis le porte-parole entre chacun de vous et son voisin d'une autre race, vous qui êtes réunis ensemble ici ce soir. Que le dialogue soit votre arme première ! Cette entente dépend surtout de vous, qui êtes frères et sœurs issus de la même Mère. Tout ceci vous paraît sans doute évident. Il y a des évidences qu'il est bon de rappeler quand elles risquent d'être oubliées.
Par exemple, mon essence est de même origine que la vôtre, alors, ne m'appelez plus Maître, je m'appelle Alexandre et je suis un serviteur de la Nature.”
Il appuya sa déclaration d'une légère révérence. Cela eût pu paraître grandiloquent ou théâtral, s'il n'avait installé dans l'atmosphère, grâce au ton de sa voix, une solennité qui imposait le respect.
“Passons à l'affaire du Notou. Oui, je reçois souvent des messages envoyés par ce pigeon insulaire. Oui, j'en envoie aussi, souvent. Oui, c'est une correspondance avec une jeune femme qui habite dans une contrée en delà des mers. Qui est-elle ? Vous le saurez un jour, quand elle viendra. En attendant, je vous remercie de ne plus me poser de questions à ce sujet, ni émettre entre vous des hypothèses plus ou moins farfelues ; les réponses viendront en temps voulu, celles qui seront utiles à la communauté évidemment.
En dehors de cela, je reste à votre écoute. C'est mon rôle bien sûr, mais en même temps, vous savez à quel point cela me paraît naturel. Merci beaucoup de m'avoir accordé votre attention. Prenez soin de vous.”
La formule finale de politesse, Alexandre la prononçait toujours en la pensant sincèrement. Toute l'assemblée l'applaudit.
“À présent, il est temps de s'occuper de cette fête à venir.”
L'éparpillement de la foule lui répondit, dans un brouhaha qui pouvait être à peu près agréable à l'oreille, pour peu que l'on n'y prêtât pas trop attention, ou au contraire pour peu que l'on se concentrât pour écouter chaque voix composant cet ensemble bruyant. Les divers petits groupes, en s'éloignant de la clairière pour retourner à leurs occupations, commentaient le discours de façon plus ou moins animée, selon les caractères.
De son côté, Alexandre sauta de la pierre sacrée et quitta sa robe par le haut, révélant une chemise de soie mi-incarnat mi-bordeaux, selon l'orientation de la lumière, avec un gilet en similicuir noir descendant un peu en dessous de la ceinture, laquelle enlaçait la taille et s'ornait d'une boucle argentée, habit complété par un pantalon de toile brun-rouge et des bottines noires.
Lui aussi avait de quoi s'occuper. Malgré cela, il ne se disait pas “Au travail !” parce qu'un travail, à l'origine, est un instrument de torture. Or, le Gardien se passionnait pour tout ce qu'il faisait. Au moment de franchir la porte de sa demeure, il eut une pensée pour Andromaque, encore une pensée, une raison de sourire, une source d'énergie, une onde positive qui envahit son esprit et parcourut son corps.