vendredi 28 février 2014

Les Rois Magiciens


La cloche annonçant l’ultime épreuve venait de sonner.
La tête d’Adonior Julessant aussi. Il sentait la nervosité parcourir toutes ses veines en même temps.
« Oh non ! Pas encore ! Il faut que je me calme. Il faut que je me calme ou ça va mal finir. »
Son maître eut un sourire compréhensif. Ce genre de sourire qu’Adonior trouve condescendant.
Ils s’approchaient des pupitres des trois membres du jury : Kar le Grand, Lou le Sage et Fel la Divine.
Drôles de surnoms quand on les connaît un minimum. Quelle erreur de casting ! Kar était un sorcier nain, Lou un centaure fougueux et Fel une fée très laide. Pourtant ils étaient les meilleurs Contrôleurs de la Magie de tout le Royaume.
Et ils allaient bientôt décider de son sort. C’est cela qui rendait Adonior aussi nerveux.
« Maître, rappelez-moi pourquoi je suis là.
— Tu as raison, tu devrais te calmer. N'écoute pas ta nervosité.
— Euh… En fait ça ne m’aide pas du tout.
— Tu es le plus jeune des sorciers de toute l’Histoire des Rois Magiciens et tu as déjà réussi les autres épreuves. Crois-moi, tu peux réussir l’ultime épreuve, tu as les capacités pour devenir le prochain Roi Magicien… »
Adonior ne l’écoutait plus. Ses tempes battaient trop fort, prenant toute la place dans sa tête. Il était resté bloqué sur « réussi les autres épreuves » et il trouvait que toutes les difficultés qu’il avait affrontées ne valaient pas la terrible épreuve qu’il allait devoir résoudre tout seul.
Il eut un flashback en vrac, revit chaque épreuve dans le désordre.
Une salle de jeux mise en bordel par les enfants royaux, il l’avait rangé par télékinésie ; un villageois (volontaire), il l’avait hypnotisé ; une partie de tennis, il l’avait joué grâce au don d’ubiquité ; un dragon sauvage, il l’avait amadoué par la pensée ; une copie du Sceptre Sacré, il l’avait retrouvée au fond de l’Océan Noir ; un rapace mutant, il l’avait vaincu en lui balançant un virus grippal ; enfin un orage, il l’avait provoqué puis arrêté.
Sept épreuves en sept jours. Quelle cadence ! Mais aussi quels talents il avait déployé ! Chaque fois qu’il avait fallu agir, la solution lui était apparue au bon moment. Là, non. Il trouvait ça lui-même incroyable. Il s’avançait vers le jury et ne savait toujours pas comment résoudre l’énigme de l’épreuve ultime.
Normalement il n'était pas sensé en connaître le contenu avant l'heure. Mais le règlement de l'examen n'interdisait pas de se renseigner et puis c’était l'examen de la Magie, il avait donc utilisé ses dons, puisqu’il avait été formé pour ça.
« Adonior Julessent ! » La voix de Kar résonna alentour, jusque dans la tête du dénommé, qui eut un frisson incontrôlable et se mit à voir le monde flou.
Devant les personnes présentes en ce jour historique, jury, maître et jeune sorcier (le public n'avait pas le droit d'assister à l'ultime épreuve) la voix de Fel prit le relais pour lui annoncer les termes de l’épreuve.
« Prouve-nous que tu mérites le titre de Roi Magicien, avec une seule formule. »
Malgré la simplicité de la phrase, la réponse restait un obstacle intellectuel, un casse-tête pour les neurones du jeune Adonior hier si exalté, fier et ambitieux, aujourd’hui si vidé, honteux et modeste.
Il se récita sa leçon :
Un Roi Magicien est un grand sage divin, le seul à Contrôler tous les Pouvoirs, à les utiliser pour le bonheur du Royaume, parce qu’il en connaît toute l’Histoire.
Depuis la naissance du Royaume, 98 Rois Magiciens se sont succédés. Chacun avait un surnom en rapport avec son style personnel. Euh… Rêveur, Précis, Conteur, Alexandrin, Ampoulé, Comédien, Vulgaire, Désinvolte, Sensible, Télégraphe, Botaniste, Médecin, Peintre, Matheux, etc.
Ah niveau théorie, ça allait. Seulement…
Une idée lui vint. Pas une simple idée, la plus grande idée de toute sa jeune vie lui apparut soudain comme une évidence.
Sa nervosité atteignit alors son paroxysme. Il la craignait cette sensation. Son maître avait raison, même si c’était dur de le reconnaître. S’il la laissait encore prendre le contrôle, il se mettrait à bégayer ou bafouiller et c’est très mauvais pour un magicien quand il prononce une formule.
Il inspira profondément et, après un autre frisson de nervosité, se lança d’un coup.
« Voici ma ma fo-formule formule. »
Il s’arrêta pour tenter de reprendre un souffle plus calme.
Sa mémoire lui fit entendre le leitmotiv de son maître :
« Une formule doit être énoncée clairement, avec des mots précis qui expriment simplement l'effet magique désiré. »
Adonior ferma les yeux quelques secondes.
Adonior rouvrit les yeux.
Ici sa voix changea, comme c’est l’usage dès qu’un magicien prononce une formule.
« Que la meilleure qualité de chaque Roi Magicien vienne à moi. »
Belle formule, maladroite, qu’il bégaya et bafouilla en la prononçant.
Son maître se tapa le front avec une paume.
« L’invocation aux esprits ! » aurait pu s’exclamer le public s’il avait été témoin de la scène.
Les professionnels de la Magie auraient plutôt parlé de « formule de la compréhension » qui part du principe que comprendre c’est contrôler. Adonior ne voulait pas la possession du meilleur pouvoir de chaque Roi Magicien. Il pensait au surnom de chacun d’eux, qui suggérait une qualité. Sa volonté était de comprendre leur meilleure qualité humaine, celle qui leur a permis de bien gouverner.
Il aurait obtenu le résultat souhaité si la formule avait été mieux exprimée. Or il avait été beaucoup trop ambitieux pour son état. Faire appel à un Roi Magicien aurait pu réussir. Faire appel à tous les Rois Magiciens demandait une puissance que sa nervosité ne lui avait pas laissé contrôler.
Il allait subir ce qu’on appelle les effets du tir à la corde. Au lieu d’attirer à lui une telle somme de connaissances, il se sentit attiré par une force supérieure à la sienne.
Une sorte de flash assourdissant le priva de la vue et de l’ouïe pendant quelques secondes.
Quand il récupéra ses deux sens, son instinct de jeune sorcier lui fit comprendre qu’il s’était retrouvé dans le corps du premier Roi Magicien. Mais pas à n’importe quel moment de sa vie. Il entendit un bruit familier.
La cloche annonçant l’ultime épreuve venait de sonner.

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